Depuis un arrêt de la Cour de Cassation du 7 mai 2004, l’image d’un bien n’est plus un droit exclusif du propriétaire. Ce dernier ne peut s’opposer à l’utilisation de l’image par un tiers que lorsqu’il est en mesure de prouver un " trouble anormal ". La jurisprudence est très restrictive sur l’appréciation de ce trouble.

L’arrêt du 7 mai 2004 est l’aboutissement d’une évolution jurisprudentielle influencée par le principe de la liberté d’expression par l’image.

Du café Gondrée au Puy de Pariou

Jusqu’en 1999, rares étaient les jurisprudences relatives à l’image des biens privés, l’essentiel des contentieux portant sur l’image des personnes physiques.

La diffusion de l’image d’un bien était considérée comme fautive lorsqu’elle portait atteinte à l’intimité et à la vie privée, le juge se fondant alors sur l’article 9 du Code Civil (Cour d’appel de Paris 17 janvier 1992).

Il était difficile d’établir cette atteinte pour les photos prises à partir de " l’espace public ", c’est à dire les endroits légalement accessibles au public, y compris le domaine public aérien.

En 1999, la Cour de Cassation abandonne définitivement le fondement de l’article 9 pour se baser sur l’article 544 du Code Civil, relatif au droit de jouissance de la propriété, lorsqu’il y a exploitation commerciale de l’image. L’arrêt du 10 mars 1999 rendu dans l’affaire dite du " café Gondrée " crée un choc dans le monde de la photographie professionnelle.

La propriétaire du café Gondrée, première maison de France libérée par le commando du major Howard dans la nuit du 6 juin 1944, s’opposait à l’exploitation commerciale d’une carte postale. La Cour d’appel de Caen avait rejeté sa demande, la photo étant prise depuis le domaine public.

" Attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que l'exploitation du bien sous la forme de photographies porte atteinte au droit de jouissance du propriétaire, la cour d'appel a méconnu l’article 544 du Code Civil (…) " (Cassation Chambre civile 10 mars 1999)

En revanche, la jurisprudence reste très libérale dans le cas de l’utilisation de l’image à des fins culturelles et non commerciales, les propriétaires étant généralement déboutés (Cour d’appel de Paris 31 mars 2000).

De plus, le droit à l’image d’un bien n’est pris en compte par le juge que si le bien constitue le sujet substantiel de la photo et non lorsqu’il apparaît de façon accessoire dans un paysage d’ensemble. L’image d’un village, d’une rue ou d’un paysage naturel sont dans le domaine public.

L’arrêt Gondrée avait ouvert une boite de Pandore dont sortit une multitude de recours contre l’exploitation de photos représentant des biens de toute nature, maisons, bateaux voire simple barque …

Sous la pression des professionnels de la photo, la Cour de Cassation revient radicalement sur sa position par un arrêt du 2 mai 2001 rendu dans l’affaire de l’îlot du Roch Arhon. Le Comité régional du tourisme de Bretagne avait utilisé pour la promotion touristique de la région la photo d’une maison typique coincée entre deux rochers.

La société civile propriétaire s’opposait à cette utilisation et avait obtenu gain de cause en première instance et en appel. La Cour d’appel de Rennes s’était basée sur l’atteinte au droit de jouissance par l’exploitation commerciale et publicitaire de la photo (article 544 du Code Civil), dans la ligne de l’arrêt Gondrée

Mais la Cour de Cassation renverse sa propre jurisprudence.

" Attendu qu'en se déterminant ainsi, sans préciser en quoi l'exploitation de la photographie par les titulaires du droit incorporel de son auteur portait un trouble certain au droit d'usage ou de jouissance du propriétaire, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision " (Cassation Chambre civile 2 mai 2001)

Ainsi, l’exploitation commerciale de l’image du bien n’est plus suffisante à elle seule pour constituer une atteinte au droit de jouissance. Il faut établir un trouble dont la preuve incombe au demandeur.

Cette nouvelle ligne juridique est confirmée par le Tribunal de Grande Instance de Clermont-Ferrand à l’occasion d’une affaire de grand retentissement. Les propriétaires d’un volcan d’Auvergne, le Puy de Pariou, s’opposaient à la publication d’une photo aérienne par une société commerciale. C’était la première affaire impliquant l’image d’un site naturel non bâti.

Les propriétaires se basaient doublement sur l’atteinte au droit de jouissance par l’exploitation publicitaire de l’image et sur le trouble d’usage créé par la fréquentation du site.

Ce fut l’émoi dans le monde des photographes avec manifestations sur place.

Le Tribunal a débouté l’association des propriétaires en rejetant les deux moyens : " attendu qu’en publiant la photographie incriminée, la société Casino France et les divers intervenants n’ont pu priver l’Union des associations et Groupements de Propriétaires de la chaîne des Dômes de fruits que celle-ci croyait à tort percevoir en exploitant une image sur laquelle elle était sans droit " (TGI Clermont-Ferrand, 23 janvier 2002).

Le Tribunal a également écarté le trouble de jouissance, l’affluence de touristes étant inhérente à la notoriété du lieu déjà abondamment photographié.

L’arrêt de la Cour de Cassation du 7 mai 2004 " Hôtel de Girancourt "

Ces jurisprudences avaient rassuré les professionnels de la photo et de l’édition en atténuant fortement les effets de l’arrêt Gondrée.

Mais il restait un point à clarifier : le propriétaire d’un bien est-il ou non propriétaire de l’image ?

Le TGI de Clermont-Ferrand avait déjà avancé une partie de la réponse en refusant au groupement des propriétaires un droit sur l’exploitation de la photo du Puy Pariou.

La Cour de Cassation a tranché le 7 mai 2004 par un arrêt de principe qui modifie radicalement l’état du droit sur le sujet.

Une société immobilière avait diffusé un dépliant destiné à la promotion d’une nouvelle résidence à Rouen. Ce dépliant comportait la photo de l’Hôtel de Girancourt, bâtiment historique voisin, afin de mettre en valeur l’environnement de la résidence. Les propriétaires de l’Hôtel avaient assigné la société en justice. Ils avaient été déboutés en première instance et en appel. La Cour de Cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Rouen et rejeté le pourvoi : " Attendu que le propriétaire d'une chose ne dispose pas d'un droit exclusif sur l'image de celle-ci ; qu'il peut toutefois s'opposer à l'utilisation de cette image par un tiers lorsqu'elle lui cause un trouble anormal ".

Trois points sont à retenir dans l’arrêt du 7 mai 2004

  • Le droit à l’image n’est plus un droit exclusif de la propriété, un tiers pouvant utiliser librement cette image en l’absence d’un trouble anormal.

C’est l’inversion complète des principes de l’arrêt Gondrée qui considérait cette image comme un attribut du droit de propriété. L’image devient alors un bien collectif dès lors qu’elle est accessible à la vue de tous. "Ce que l’œil peut voir, l’œil doit pouvoir le photographier".

L’exception à ce nouveau principe est le droit de l’architecte ou du créateur sur l’image d’une œuvre, pour lequel existent des dispositions particulières dans le Code de la Propriété Intellectuelle. Cela ne concerne évidemment pas les bâtiments anciens.

  • Pour ouvrir droit à un contrôle sur l’utilisation de l’image, le trouble doit être anormal ce qui suppose l’appréciation par le juge de la normalité du trouble, seules les atteintes graves étant retenues.

Le trouble qui vient le plus directement à l’esprit est l’envahissement du site par les visiteurs avec dommages à l’environnement. Il faut établir à la fois la preuve de ce trouble, celle du préjudice mais également le lien de causalité avec la publication de la photo. La notoriété préalable du site implique une certaine normalité du trouble. C’est notamment le cas des bâtiments historiques cités dans des guides où dont l’image est déjà connue.

Le trouble anormal est vraisemblable dans le cas d’une large diffusion commerciale, telle qu’une campagne publicitaire. Il devient invraisemblable dans le cas d’une utilisation culturelle de faible diffusion.

  • L’arrêt semble consacrer l’abandon du trouble de jouissance du fait de l’exploitation commerciale de l’image.

Jusqu’alors toute exploitation commerciale de la photo était en elle-même constitutive d’un trouble de jouissance du propriétaire sur la base de l’article 544 du Code Civil, le propriétaire étant alors frustré d’un revenu produit par son bien.

A contrario, les propriétaires étaient généralement déboutés en cas d’utilisation culturelle et non commerciale de l’image (TGI de Paris 31 mai 2002 à propos d’un dépliant gratuit de promotion touristique).

Ce critère de l’exploitation apparaît clairement dans le rapport annuel 1999 de la Cour de Cassation, à propos de l’arrêt Gondrée du 10 mars 1999 : " la cassation prononcée, au visa de l'article 544 du Code civil, ne concerne donc que le cas de l'exploitation de l'image du bien - et préserve la liberté de chacun de saisir l'image d'un bien accessible aux yeux du public ". Il est également évoqué dans ses commentaires par le conseiller rapporteur chargé de l’instruction de l’affaire de Roch Ahron : "il n'y a pas, dans notre jurisprudence, de droit du propriétaire sur l'image de son bien. Existe seulement une faculté de s'opposer à l'utilisation lucrative qu'autrui prétendrait en faire" (Cour de Cassation 2 mai 2001).

La question du maintien de ce critère avait été posée à la Cour par le Conseiller rapporteur de l’affaire " Hôtel de Girancourt " : " l’une des options devrait conduire à abandonner l'exigence d'une "exploitation" de l'image du bien qui renvoie elle-même à la nécessité d'une utilisation commerciale ".

La Cour ne se prononce pas formellement sur ce point. Mais l’abandon du critère est implicite puisque seul le trouble anormal est de nature à permette au propriétaire à s’opposer à l’utilisation de l’image.

Une exploitation commerciale qui ne générerait pas de trouble anormal n’ouvrirait donc désormais aucun droit au bénéfice du propriétaire. Voilà qui va faire l’affaire des professionnels de la photo et de l’édition.

L'arrêt du 7 mai 2004 a été rendu par la Cour de Cassation contre l'avis de l'avocat général qui contestait la notion même de trouble et demandait le retour aux principes de l'arrêt Gondrée.

*

* *

En conclusion, l’image extérieure d'un bien est désormais détachable du droit de propriété. L’utilisation de cette image est libre dès lors qu’elle est prise depuis un lieu accessible à tous, sous la double réserve du trouble anormal et de la propriété intellectuelle des architectes.

Sinon, toute activité de photo de paysages deviendrait impossible, car dans la grande majorité des cas ces photos reproduisent inévitablement des biens privés bâtis ou non.